« Proust, Prix Goncourt… » de Thierry Laget aux éditions Gallimard

En 1919, la France sortait de la première guerre mondiale. Le prix Goncourt avait été successivement, et exclusivement, attribué pendant cette période tragique à des romans de guerre, dont « Le Feu » d’Henri Barbusse en 1916 et « Civilisation » de Georges Duhamel en 1918.

Les dix jurés allaient-ils continuer à mettre à l’honneur cette littérature du cataclysme ? Une trentaine de romans entraient en lice cette année-là dont nombre de récits de guerre bien entendu. Le roman de Roland Dorgelès, « Les Croix de bois », émergeait de cette cohorte. C’est pourtant un roman bien peu martial qui emporta le prix, le 10 décembre 1919, après trois petits tours de scrutin : « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » de Marcel Proust, paru chez Gallimard en juin de la même année. Nous étions loin, avec ce livre, de la tonalité guerrière et douloureuse du roman de Dorgelès, son malheureux rival. Proust fut soutenu, en particulier, par Léon Daudet, membre du jury, collaborateur de « l’Action française », et surprenant défenseur d’un écrivain juif et dreyfusard, ami très proche, il est vrai, de son frère, l’élégant et raffiné Lucien Daudet. Dorgelès ne recueillait que quatre voix contre six à Proust.

Proust, le mondain, gagnait donc, contre toute attente, la bataille du Prix Goncourt contre Dorgelès, le patriote.

Ce choix allait vite faire polémique, souvent exprimée avec une violence verbale inouïe et des attaques dans la presse écrite particulièrement brutales, dignes des harcèlements sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui. Certains journalistes parleront de « proustitution », de « Goncourtisans ». Dorgelès, ancien engagé volontaire de la guerre de 14-18, se voyait spolié d’une récompense qui lui revenait de droit, clamèrent les protestataires de tous bords politiques et sociologiques. Les femmes du « Prix  Vie heureuse », première appellation du « Prix Femina », pour gommer l’injustice commise par ces messieurs du jury Goncourt selon elles, attribuèrent leurs suffrages aux « Croix de bois ». Roland Dorgelès déclina l’honneur, un prix littéraire n’étant pas décemment attribué à un livre de guerre…par un jury féminin !

Les jurés furent aussi critiqués en couronnant un auteur plus âgé que son concurrent : treize ans séparaient Proust et Dorgelès, grand Dieu ! Alors que le testament d’Edmond de Goncourt spécifiait bien que le prix devait aller à l’originalité du talent mais aussi à la jeunesse. « Place aux vieux ! » titra, narquois, le journal « L’Humanité ».

On soupçonna également Proust d’avoir circonvenu certains jurés. «Nous, les anciens soldats, avons élu Roland Dorgelès. Marcel Proust doit son prix à la reconnaissance de six hommes dont il a flatté l’estomac » écrivit férocement le quotidien « Le Populaire » au soir de l’annonce du prix. Le journal « L’Œuvre » qui publia en feuilleton « Le Feu » de Barbusse en 1916 ne fut pas en reste dans son édition du 12 décembre 1919 : « [Marcel Proust] est homme du monde, ce qui est essentiel à une époque où la réputation des écrivains se fait sur le coup du five o’clock et où l’homme de lettres, soucieux de gloire et d’argent, doit tremper sa plume attentivement dans la théière et le bénitier ».

L’éditeur Albin Michel, mauvais perdant, barrera la couverture du  livre de Dorgelès d’un bandeau portant en gros caractères « PRIX GONCOURT » suivi d’un minuscule additif, « 4 voix sur 10 ». Gallimard, ayant porté plainte, n’obtiendra le retrait du bandeau auprès des tribunaux que de longs mois plus tard.

Proust, agacé par tant d’hostilité mais sûr de lui, écrira à Gaston Gallimard (dont la maison d’édition recevait ce prix pour la première fois): « A propos du prix Goncourt, le seul plaisir qu’il me donne est de penser qu’il est un peu agréable à la NRF, à vous avant tout, […] à qui il peut laisser espérer d’avoir pris un pas trop mauvais ouvrage et qui durera assez ». Plaisante litote de celui qui allait devenir l’un des phares de l’histoire de la littérature française du XXe siècle.

Le livre de Thierry Laget examine la presse de l’époque, les livres de souvenirs, les correspondances et une documentation souvent inédite extraite des archives de la maison Gallimard. Écrite d’une plume vive et brillante, où pointe souvent une ironie savoureuse et décapante, cette aventure éditoriale, véritable « émeute littéraire », que fut le Goncourt de 1919 est ainsi racontée dans les moindres détails et rebondissements, façon feuilleton ou polar. Cette immersion dans la saison romanesque 1919 régalera les amateurs d’histoire littéraire. Ses connexions avec les débats politiques en font aussi, d’une certaine façon, un vivant et passionnant livre d’histoire de la société française de l’après-guerre.

Par Jacques Brélivet

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