« L’Enfant réparé » de Grégoire Delacourt, Grasset, 2021

L'enfant réparé

« Le regard que l’on porte sur l’enfance est ce qu’il y a dans l’être de plus intime, de plus révélateur » écrit Philippe Le Guillou dans « Géographies de la mémoire ». Grégoire Delacourt aurait pu reprendre ces mots quand il a écrit « L’Enfant réparé », récit autobiographique qui fouille dans les souvenirs d’une enfance blessée, abîmée et lourde d’un mal insidieux qui taraude l’écrivain.

« Écrire est périlleux, c’est ouvrir des tombes » écrit Grégoire Delacourt à mi-chemin de ce récit de douloureuse exploration de soi, celui d’une vie de quinquagénaire jamais apaisée et toujours déchirée dans son rapport au père et à la mère, une voie qu’il va s’ouvrir et tracer dans un récit, dont il ne sait pas encore si elle sera celle de la délivrance  d’une souffrance infinie et secrète, marque d’une récurrente « incompétence au bonheur. » Et sans même avoir encore une claire conscience de ce malaise à la veille d’écrire « L’Enfant réparé ».

« L’enfant réparé » est la première autobiographie, de cet écrivain, précédée de tous les livres – de 2011 à 2021 – qui ont jalonné la vie du romancier. Grégoire Delacourt, c’est « L’Écrivain de la famille », premier de ses romans publié en 2011, qui révèle par le biais de la fiction sa vocation d’écrivain. Sa mère, victime d’un AVC, n’aura pas eu le temps de lire le livre. Au malheur de sa mort s’ajoutera pour l’écrivain la tristesse de ne pas lui avoir dit tout son amour. « On ne s’est jamais parlé, toi et moi » confesse-t-il.

Les livres qui verront le jour pendant ces dix années seront des chemins fictionnels, paisibles ou tourmentés, lumineux ou sombres, jamais complètement exempts d’un récit sur soi et de soi. Étape importante qui le fait quitter son alimentaire métier de publicitaire : la fameuse « Liste de mes envies » en 2012, succès de librairie extraordinaire, autorisera désormais Grégoire Delacourt à vivre seulement de sa plume de romancier. Et au fil de son travail d’écriture, l’écrivain laissera des petits cailloux qui le feront remonter jusqu’à l’enfant perdu et solitaire. « Les mots sont des grenades dans les mains. […] Voilà mon histoire. Voilà pourquoi un homme croise un enfant dans l’un de mes films. Pourquoi un père tire sur sa fille dans l’un de mes romans. Qu’une héroïne dans un autre accouche d’un bébé mort. Pourquoi il y a tant de trahisons dans mes livres. » 

Une décennie de textes aboutira à la publication de « Mon Père », « ce roman qui m’a laissé en vrac », l’histoire d’un homme vrillé par le désir de venger son fils violé par un prêtre le temps d’une colonie de vacances. Un titre de roman qui dévoile toute l’ambivalence d’un mot et l’ambiguïté d’une narration. Ce « Père » est-il réellement un homme d’Église ou le propre géniteur du jeune Grégoire ? Texte catalyseur et essentiel, « histoire de ce qu’un livre peut changer à la nôtre », qui déclenchera ensuite l’écriture de « L’Enfant réparé » et du viol de Grégoire, enfant de cinq ans, abusé par son propre père quand l’épouse est en train d’accoucher à l’hôpital. L’écriture de « Mon Père » lui aura ouvert le chemin d’une forme de réparation, voire de renaissance : « Du mal qu’on nous fait il est en nous une quotité qui peut nous réparer. » 

« Il y a un enfant mort chez Delacourt et cet enfant, c’est lui » écrira un jour dans Libération Edouard Launet. Grégoire Delacourt l’avoue : « Cette phrase me cassera la gueule. Je pleurerai en reposant le journal. Sur les photos, je ne verrai plus jamais l’enfant qui rit, celui qui saute : je ne verrai plus que l’autre, l’enfant mort et n’aurai de cesse que de le retrouver. Pour le réparer. »

Une ancienne amie de son père rencontrée dans un salon du livre, se souviendra de Grégoire, enfant « tourmenté » lui dit-elle. Le petit Grégoire accoutumé dès le plus jeune âge « au valium, au mogadon, et au trichlo, jusqu’à la nausée », aura vécu sa vie durant angoisses et interrogations sur soi, sur son père, sur sa mère. Un enfant en conflit aussi avec un frère qui tente de l’étrangler, un enfant que les parents envoient en pension à l’âge de dix ans, pour se débarrasser de lui, se demande-t-il, un père lointain, « qui vivait si peu avec nous », échappé de la maison « aussitôt le dîner terminé » sans le moindre signe de tristesse ou de colère d’une mère apparemment résignée. « Il ne nous aime pas, c’est ça, maman ? » chuchote alors le gamin, désespéré, au creux de son oreille. « L’Enfant réparé » naît sur le terreau douloureux d’une jeune âme désemparée, livrée à une visible indifférence et une réelle solitude.

L’auteur vivra pendant plus de cinquante ans enfermé dans « le silence comme une prison », enfoui dans une « amnésie traumatique » que l’écriture et la parole aideront enfin à éclairer. Et à « faire remonter votre cadavre d’enfant » lui dira aussi son psy. « Il faut du temps pour faire avec sa douleur. » Je serai, écrit Grégoire Delacourt, cette « chair intaillée de mots. […] Je savais que l’écriture serait mon chemin de croix. […]Je découvrais qu’écrire, c’était se rencontrer. […] Tout comme l’écrivain qui écrit mais ne sait pas encore ce qu’il écrit parce qu’il n’a pas encore le doigt sur l’enfant mort. »

Voilà donc un grand livre, écrit sans pathos, avec une sobriété et une sincérité qui bouleversent, un livre, nous dit Grégoire Delacourt, « qui présente à l’adulte que je suis l’enfant que je fus. […] C’est mon enfance muette qui m’a poussé à écrire. Fouiller la terre. Chercher à retrouver les choses. Les gens. L’amour. » Ce livre, rare de délicatesse et vibrant d’émotion, d’où n’affleure aucune tentation de vengeance, est aussi un peu « le livre de ma mère » de l’écrivain, où les mots disent le pardon et l’amour vers une femme dont il finira par comprendre la distance protectrice qu’elle mettait entre elle et son enfant pour l’éloigner d’un père prédateur et impardonnable.

Magnifiques pages, à lire de toute urgence.

par Jacques Brélivet

Je suis intéressé(e) par ce livre : je clique ici.

Laisser un commentaire